Messianisme et philologie du langage

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Messianisme et philologie du langage
Dans son poème « Résignation », Schiller écrit « die Weltgeschichte ist das Weltgericht », et comme l’allemand n’attribue pas au sujet de lieu syntaxique défini dans la phrase, le vers reste suspendu dans une ambiguïté sans doute voulue, simplement parce que Weltgeschichte (histoire universelle) et Weltgericht (tribunal universel ou Jugement dernier) peuvent y intervertir leur fonction de sujet et de prédicat. Si l’histoire universelle est l’accomplissement d’un verdict déjà arrêté quant au monde, le jugement étant préalablement rendu, l’histoire n’est que l’exécution de ce verdict et son cours obéit à cet arrêt. Si, inversement, le Jugement dernier est le terme d’une histoire, il sera fonction de ce que cette histoire mondiale aura été ; son contenu sera constitué de ce que l’histoire aura produit et qui n’est ni d’avance fixé ni entièrement discernable à chaque présent. Dans le premier cas, l’interprétation du messianisme sera « nihiliste », on aura affaire à une messianisme de rupture (souvent apocalyptique, voire, parfois antinomiste1) ; dans le second, à un messianisme d’accomplissement2.
On peut se risquer à transposer au langage ce qui vaut pour l’histoire, dans la mesure où l’on isole pour terme de comparaison et critère d’évaluation une conception d’arrière-plan de ce qui peut leur être commun, c’est-à-dire une conception du temps où reparaît l’alternative évoquée dès le début : ou bien le temps est dissocié de l’histoire pour en être l’origine et la fin d’ores et déjà arrêtées ; ou bien le temps est lié à l’histoire (sans s’y confondre), et il est alors possible d’articuler un champ d’expériences (une tradition) et un horizon d’attentes (une promesse, par exemple, ou un projet). Transposée au langage, cette alternative prend la forme suivante : soit la source du sens est antérieure et supérieure à tout langage possible, et donc aussi à toute langue, et sa manifestation plénière implique la rupture ou la mort des langues ; soit le sens est produit par des langues et ce qu’il est comme ce qu’il signifie n’est pas encore défini. Dans le premier cas, il s’agit de retrouver les traces du sens dans le langage en général, les langues et les œuvres plus particulièrement – le commentaire ayant alors pour finalité en quelque sorte une techouvah du sens dont la plénitude est historiquement aliénée en autant de traces –, le sens étant d’emblée un événement extra-historique même s’il fonde toute l’histoire ; dans le second, il s’agit autant de prolonger une tradition que d’innover par rapport à ce qu’elle lègue, et le commentaire n’est plus investi d’une fonction sotériologique, mais cherche à restituer à une parole sa singularité, donc à montrer comment les traditions se forment et se transforment ; le sens est, dans l’histoire, un événement historique même si les modalités de son élaboration peuvent être transhistoriques, référées à une réflexivité innovante, humaine, artistique et intellectuelle.
L’arrière-plan philosophique, dans le second cas, mobilise des penseurs qui ont développé une conception des liens entre langage et histoire, sens et temps, qui n’ont pas comme horizon un messianisme de rupture, mais, le cas échéant, un messianisme d’accomplissement : cette lignée, qui part d’une constellation kantienne, a été inaugurée, à l’époque moderne, par Schleiermacher3 et Humboldt4, et, au tournant du XIXe siècle par Rickert5.

Pour entrer véritablement dans la complexité évoquée de l’une des constellations où les rapports du langage au messianisme sont compris de manière radicale et dans une perspective apocalyptique ou, du moins, dans celle d’une rédemption fondée sur la temporalité de l’instantanéité, on peut partir des discussions qui ont intimement lié Walter Benjamin et Gershom Scholem durant les années qu’ils passèrent souvent ensemble, de 1915 à 1923, à Berne, et dont Scholem a écrit qu’elles furent pour lui tout à fait décisives. Certaines de ces discussions se sont sédimentées dans des textes dont l’un des plus célèbres est le passage d’une lettre de Benjamin à Scholem qui est devenu l’essai connu sous le titre « Sur le langage en général et le langage humain » qui date de 1916, l’époque où les deux amis discutaient dans le cadre de ce qu’ils avaient appelé, en reprenant le nom d’un quartier de Berne, l’« université de Muri ». Les réflexions développées dans ce texte par Benjamin se prolongeront dans l’avant-propos de sa thèse sur L’origine du drame baroque allemand et jusque dans la préface à sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire, « La tâche du traducteur » ; mais font également partie de cet ensemble ses « Thèses » sur « Le concept d’histoire » qui datent apparemment de 1940 bien que Benjamin ait dit qu’ils les avait portées en lui durant vingt ans.
Il n’est pas question ici d’examiner en détail l’ensemble de ces textes, d’autant que, dans l’esprit de Benjamin, ils sont indissociables de ceux que Scholem avait écrit durant cette même époque ou qu’il a conçu à ce moment-là même s’il ne les a publiés que bien plus tardivement, c’est le cas non seulement des « Dix propositions non historiques sur la kabbale »6, mais surtout de l’étude sur « Le nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage »7. Mais c’est bien dans ce contexte des discussions entre Benjamin et Scholem qu’il faut situer le débat de fond entre les deux conceptions, évoquées plus haut, du langage, sur la base d’une opposition entre conception « mystique » de l’histoire et conception « philologique ».
On s’est maintes fois posé la question de savoir d’où Benjamin avait tiré ses sources en écrivant son essai de 1916 « Sur le langage en général et sur le langage humain ». Bettina Menke8, Winfried Menninghaus9, Stéphane Mosès10, Susan Handelmann11 militent en faveur de l’idée que Benjamin aurait, par ce texte, influencé Scholem, et ainsi l’aurait encouragé à se plonger dans l’étude des kabbalistes ; Richard Wolin12, Robert Alter13 et Moshe Idel14 défendent la thèse inverse : Scholem, déjà immergé dans la lecture des kabbalistes aurait insufflé à Benjamin l’intuition qui commande l’essentiel de son travail15. Il est certain, en tous cas, que Benjamin ne savait pas l’hébreu, n’avait donc accès à aucune des sources à l’époque accessibles, et qu’il ne mentionne, dans ce texte, aucun auteur juif, a fortiori aucun kabbaliste16. Il est, en revanche, possible que Benjamin ait puisé à des sources mystiques, Jakob Böhme, et il est certain qu’il a lu Hamann – deux auteurs dont les intérêts qui confinaient à ceux de la mystique les avaient sans doute rapprochés des sources kabbalistiques. Il est également possible, c’est même tout à fait vraisemblable, que Scholem et Benjamin aient tout simplement longuement discuté à partir des premières lectures faites par Scholem des textes kabbalistiques publiés en Allemagne dans le courant du XIXe siècle17. Sur cette question philologico-historique, Moshe Idel donne un excellent éclairage en retraçant soigneusement les différentes étapes au cours desquelles Scholem a peu à peu appréhendé l’univers kabbalistique18. Plus simplement, il n’est pas invraisemblable que Benjamin ait développé les idées essentielles de son essai à partir d’hypothèses qu’on rencontre également dans la scolastique médiévale, chez les tenants du courant « réaliste », c’est-à-dire chez des penseurs qui affirmaient la « réalité » des concepts généraux, les « universaux ». Benjamin évoque d’ailleurs explicitement cette source dans son essai de 1916 lorsqu’il parle de la « gradation de toute essence spirituelle aussi bien que linguistique, selon des degrés d’existence ou d’être comme ceux auxquels la scolastique déjà était accoutumée en ce qui concerne les essences spirituelles »19. Cette même référence se rencontre dans l’avant-propos à l’Origine du drame baroque allemand, dont Benjamin situe la conception en 191620, et les deux petits textes de la même époque – « Trauerspiel et tragédie », « La signification du langage dans le Trauerspiel et la tragédie » – présentent des développements analogues, issus d’une même matrice intellectuelle.
Les thèses développées par Benjamin dans son essai sur le langage découlent logiquement de deux présupposés fondamentaux : 1) l’essence de toute réalité est d’ordre langagier21 ; 2) la nature du langage est d’être constitué de noms. Les choses ont donc une essence linguistique, et s’il est possible d’affirmer cette proposition, c’est précisément parce que « ce qui est communicable dans une essence spirituelle, c’est son essence linguistique ». La langage ne communique pas quelque chose qui serait extérieur à lui, mais se communique lui-même : puisque « rien ne se communique par le langage, ce qui se communique dans le langage ne peut être limité ou mesuré du dehors, et c’est pourquoi chaque langue a son infinité incommensurable et unique en son genre ; sa limite est définie par cette essence linguistique, non par ses contenus verbaux22. L’essence linguistique n’est pas la structure d’une langue qui se manifesterait à travers les divers « aspects » selon lesquels telle langue traite une même réalité, car cela impliquerait que l’essence de telle langue inclurait précisément sa syntaxe. Or Benjamin poursuit en expliquant que si l’on applique cette thèse de l’essence linguistique à l’homme, « l’homme communique sa propre essence spirituelle en nommant », mais non par les noms qui serviraient à désigner quelque chose, car « cette vue est la conception bourgeoise du langage »23. La communication aurait alors pour destinataire l’homme désignant pour un autre homme un objet grâce à des mots. L’essence spirituelle de l’homme se communique à Dieu dans le nom. Le nom, ainsi entendu est « ce par quoi rien en se communique plus et ce en quoi le langage se communique lui-même et de façon absolue »24. La nature, les choses ont un langage, mais sont muettes, car seul l’homme donne des noms ; choses, nature se communiquent dans l’homme, dans son langage, et si l’homme parvient à une quelconque connaissance de ces choses, de cette nature, c’est dans le nom : « La création divine s’achève lorsque les choses reçoivent leur nom de l’homme, cet homme seulement à partir duquel, dans le nom, le langage parle (die Sprache spricht).25 » Benjamin cite alors le passage de Genèse 2, 19-20 où Adam – « parce qu’il n’est pas bon qu’il reste seul » – doit nommer les animaux sans néanmoins que cette nomenclature, ce lexique qui ne peut pas encore être un langage véritable, lui permette de rencontrer sa « contrepartie ». La nomination par Adam des animaux ne peut ni être un langage ni être l’achèvement de la création. Un langage, dans ce cas-là, ne peut être qu’une langue ; d’autre part, et puisque la création est achevée au sixième jour, son parachèvement n’est pas la nomination par Adam des animaux, mais l’aboutissement de la quête qui a commandé cette nomination : la découverte ou la rencontre d’une contrepartie, d’une interlocutrice qui sera d’abord désignée par un nom commun arbitraire – « une femme », « isha » qui fait pendant à « ish », l’homme masculin – avant de recevoir, bien après26, un nom propre motivé27, Ève, Hava, la « vivante ». Benjamin oublie que l’acte de nomination auquel se livre Adam est un échec28 auquel succède sans transition la « torpeur » où il se trouve plongé pour ne pas assister à la genèse de la femme : autrui lui restera donc impénétrable, et même si une identité sexuellement différenciée lie l’homme à la femme, l’interlocution restera à tout jamais affaire d’asymétrie : autrui peut bien parler une même langue, son langage ne tombera jamais sous le contrôle d’un même. Cette différence dans l’origine, reconnue par le texte biblique, a pour conséquence que l’homme (non pas la femme) « devra quitter son père et sa mère » (Genèse 2, 24) pour se lier à sa femme – quitter sa « tradition » pour entrer dans une relation où l’interlocution exige un décentrement, voire une innovation à titre de condition de possibilité. Nulle part, le texte biblique ne suggère qu’il pourrait y avoir une origine divine des langues ; mais l’insistance sur l’interlocution se révèle on ne peut mieux dans l’exposition sous forme de récit des conséquences désastreuses de son absence : de même qu’Adam et Ève ne se parlent pas, même lorsqu’il s’agit de la transgression qu’ils accomplissent tous deux, Caïn et Abel ne sauront pas davantage s’adresser la parole, et leur rencontre ne peut alors qu’être réglée par la violence. Plus encore, ceux qui se prennent pour les fils de Dieu et « choisissent des femmes pour leur beauté 29» – sans les reconnaître pour des interlocutrices – déclencheront ainsi le déluge dont la résolution aura pour condition la diversité des langues, tandis que l’épisode de Babel révèlera que la nostalgie régressive d’une langue « une », refusant la dispersion et la différence, aboutit à la pure et simple confusion30.
Benjamin, fidèle à son refus de la conception bourgeoise du langage, c’est-à-dire utilitariste et conventionnelle, devrait fustiger l’acte de nomination par Adam des animaux puisque, par avance, Dieu lui-même semble vouloir se conformer à la manière dont Adam distribuera les noms31. Surtout, son interprétation s’écarte du texte biblique, de sa logique interne et de la manière dont il faut jouer les ressources d’une langue contre des attentes convenues ; il choisit ainsi de « lire » le texte à travers le targoum qui explicite plutôt qu’il ne traduit Genèse 2, 7 (« l’homme devint une âme vivante ») en considérant que ce qu’insuffle Dieu à l’homme est en même temps esprit et langage (« l’âme devint un esprit doté de parole ») : ainsi, le langage est-il « donné » avec l’« âme ». Or la faculté de langage, si elle est universelle, ne débouche évidemment pas sur une langue unique. Ce n’est pas le langage qui est réalité dernière, inexplicable et mystique, mais il est compréhensible que la diversité des langues suscite la nostalgie d’un état indifférencié – comme on en trouve un écho chez Mallarmé : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême »32.
La conception de Benjamin suit la logique introduite par la prémisse selon laquelle Dieu seul possède un verbe créateur ; autrement dit, en lui, « le rapport du nom à la connaissance est absolu », ce qui implique que « tout langage humain n’est que le reflet du verbe dans le nom »33. Plus encore, « la langue de l’homme au paradis a dû être celle de la connaissance parfaite »34 ; du même coup, le péché est interprété sous trois modalités langagières : a) pécher consiste à faire du langage un moyen, un instrument ; Benjamin y voit la source de l’état de fait ultérieur, c’est-à-dire de la pluralité des langues35 ; b) pécher c’est porter un jugement nécessairement médiat en le substituant à l’immédiateté du nom, dépositaire du verbe créateur absolu ; autrement dit, c’est introduire une distance, une dualité, entre ce qui est jugé et l’instance qui juge ; c) ainsi, pécher, c’est préférer l’abstraction produite par l’acte de jugement : toute communication est nécessairement médiate, elle mobilise des mots comme des instruments, des truchements de son intention, et, là encore, se détourner de l’immédiateté plénière du sens entraîner une chute dans le bavardage. Ultime conséquence, le pouvoir de nommer implique la possibilité insigne de sauver la nature et le monde des choses de son mutisme originaire, « c’est la traduction du langage des choses dans le langage de l’homme »36. Ainsi se dessine une « histoire » particulière, celle du passage d’un ordre dans un autre, de l’ordre le plus voué au mutisme, celui de la nature, à l’ordre supérieur du monde humain, puis, de ce dernier à celui, suprême, du divin. Puisque la totalité du monde même est constituée par le langage, l’orientation générale de cette « histoire » mystique tend à la rédemption, et l’instrument sotériologique qui permet le passage d’un ordre à un autre est la traduction : « Tous les langages sont traduisibles les uns dans les autres. La traduction est le passage d’un langage dans un autre par une série de métamorphoses continues. La traduction parcourt des continus de métamorphoses non des régions abstraites de similitude et de ressemblance. 37» Ce processus continu, cette « histoire », s’effectue donc aussi bien avec le concours de l’homme, puisqu’il dispose, imago dei, d’une certaine part du pouvoir de nomination, que sans lui, et l’ensemble de ce processus est doté d’une objectivité qui « est garantie en Dieu »38. Ainsi comprise, la traduction s’effectue selon deux axes, de bas en haut, en quelque sorte, de ce qui est muet à ce qui porte un nom, et du nom au verbe divin ; et, de haut en bas, puisque, après la chute, via le péché, et après l’épisode de Babel tel que Benjamin l’interprète, le langage déchoit39 vers la pluralité des langues, vers l’abstraction du jugement, vers l’illusion de la connaissance abstraite, vers le bavardage et la communication utilitaire, c’est-à-dire vers l’obscurité toujours croissante d’un mutisme de plus en plus inconscient de sa vacuité, de son « inanité sonore 40». L’horizon final du mouvement ascendant qui semble, donc, se dérouler sur un mode exactement inverse de celui de l’histoire effective est celui du tiqqun, de la restauration cosmique ad integrum des parcelles de langage éparses dans les divers ordres du monde ; la cosmogonie s’allie à une théodicée : « Tout langage supérieur est traduction du langage inférieur jusqu’à ce que se développe dans son ultime clarté le verbe de Dieu qui est l’unité de ce mouvement du langage. 41» Le moteur secret de l’histoire mystique et non plus effective est la tension toujours croissante entre les deux orientations contradictoires : plus le langage déchoit dans son instrumentalisation utilitaire qui vise l’adéquation arbitraire ou conventionnelle du nom et de ce qu’il est censé désigné, et plus devient instante l’exigence des ordres muets comme celle, dans le langage humain, des mots et des noms en attente de leur sens véritable. Cette tension, poussée à l’extrême, débouche sur une crise, la rupture brusque de toute tension, l’instant apocalyptique où fait irruption la Rédemption qui met fin à l’opposition entre temporalité mystique et temporalité historique. Ainsi, le mouvement « profane » qui accentue la déchéance du langage est-il secrètement celui-là même qui suscite négativement l’avènement du « royaume messianique »42. Cette « tâche de traduction » qui incombe à l’homme est elle-même prescrite par Dieu puisque l’homme est voué à donner un nom aux choses43 : nulle liberté d’inventer ou de forger des noms, mais obligation de nommer en fonction de l’essence véritable des choses. En fin de compte, le mouvement de la traduction n’est que le déploiement du nom divin dans le monde, puis sa résorption finale dans l’unité primordiale enfin restaurée. Nulle histoire effective dans pareil processus, mais les différentes étapes d’exécution d’un drame « divin » où le rôle humain est immédiatement voué à l’échec s’il déroge par rapport aux exigences du « langage pur »44.
On retrouve un écho direct de cette problématique dans un passage du Journal de Scholem écrit entre août 1918 et août 1919, et qui conforte l’idée d’une discussion permanente entre les deux amis : « On peut traduire de l’hébreu en allemand parce qu’on ne sait pas aussi bien l’hébreu que l’allemand – exercice –, parce qu’on le sait tout autant – acte historique – et, enfin, parce qu’on le sait mieux. L’idée d’une telle traduction est : rédemption. En elle seulement on tente de retrouver l’unité du langage (Hölderlin, George, Schlegel). La possibilité de restituer méthodiquement les sphères muettes d’une langue est donnée par une traduction de la Bible. La traduction de la Bible est la rédemption des langues. L’ordre de la langue de Dieu est redécouvert, restauré par la traduction de la Bible dans toutes les langues.45 » Bien entendu, Scholem développe, pour sa part, une vision différente du rôle, historique, cette fois, que la traduction en allemand de la Bible hébraïque aurait à jouer dans la perspective du sionisme politique et culturel qui est la sienne : cette traduction « est le xénion [cadeau de l’hôte] du Juif sioniste à l’allemand, son cadeau d’adieu, qui rend enfin possible l’adieu même. […] Cette traduction est la tâche qui incombe à un Juif qui vient d’avoir découvert l’hébreu et qui prend congé de sa langue maternelle […] la traduction de la Bible est la tsedaqah du judaïsme allemand, la justice qui l’oblige vis-à-vis de l’Allemagne et qui, en un sens extraordinaire, peut seule le sauver de la mort. La traduction allemande de la Bible est l’unique action publique du sioniste en Allemagne : s’il n’accomplit pas cette tsedaqah, il sombre ; s’il fait davantage, il trahit la Loi ». Comme on le sait, ce n’est pas Scholem ni Benjamin qui s’acquitteront d’offrir ce présent, mais Rosenzweig et Buber, le premier, neutre à l’égard du sionisme, le second, sioniste par conviction, mais contraint à l’exil par les nazis et non acteur de sa propre aliyah. Et la traduction s’achèvera, bien après la mort de Rosenzweig, quand l’Allemagne des années 1920 aura été à ce point détruite que plus personne ne sera là pour recevoir dignement le xenion46.

Dans sa lettre à Salman Schocken du 29 octobre 193747, Scholem expose « les motifs véritables » qui l’incitèrent à étudier la kabbale, et retrace ainsi le parcours intellectuel qui fut le sien depuis les premières orientations de sa jeunesse jusqu’à la rédaction d’une longue étude sur le sabbatianisme – « La rédemption par le péché » – qui précède néanmoins les deux grands livres qu’il consacrera à la kabbale (Les grands courants de la mystique juive, 1938-1941, et Sabbataï Tsevi, 1957). Le point de départ de tous ses travaux ultérieurs est la décision très précoce de préférer ce qu’il appelle la « philologie » aux mathématiques, sa première formation universitaire, et à la théorie de la connaissance. Ce qu’il appelle « philologie » est, exprimé dans d’autres termes, la critique historique et l’examen historico-critique des sources documentaires dont il souligne à la fois qu’ils sont indispensables et qu’ils exigent des sacrifices : autrement dit, les sources mystiques juives restent inaccessibles sans ces instruments méthodologiques, mais, et précisément parce que les saisir implique le biais d’une méthode, ce que l’on peut ainsi appréhender demeure l’objet d’une analyse et non une source vivante : « Certes, il se peut fort bien que l’histoire soit au fond une apparence, mais une apparence sans laquelle aucune vision de l’essence n’est possible dans le temps. Le merveilleux miroir concave de la critique philologique peut refléter, pour l’homme d’aujourd’hui, d’abord, et de la manière la plus pure dans les structures légitimes du commentaire, cette totalité mystique du système dont cependant l’existence s’efface précisément lorsqu’elle est projetée dans le temps historique. » Acceptant le dualisme qu’impose la partition entre méthode et objet, Scholem nourrit néanmoins l’espoir qu’une lumière autre que celle projetée par la philologie sur son objet viendra éclairer non pas seulement ses travaux, mais l’orientation même de l’histoire juive contemporaine : « Aujourd’hui, comme au premier jour, la vie de mon travail consiste dans ce paradoxe, et se nourrit de l’espoir d’être justement interpellé depuis la montagne, de voir se produire cette infime translation, tout à fait imperceptible, de l’histoire qui, à travers l’apparence de l’“évolution”, laisse sourdre la vérité. » Le paradoxe48, c’est ce qui caractérise la position même du chercheur ; et « l’infime translation de l’histoire » traduit tout l’espoir qui l’anime de voir ressusciter sous une autre forme la vie animant les sources étudiées afin d’innerver l’histoire juive à laquelle il a voulu activement participer en quittant l’Allemagne pour la Palestine.
Scholem indique, en outre, que 1916-1918 furent les trois années « déterminantes pour l’ensemble de [s]a vie » ; c’est à cette époque, donc durant une période d’intenses échanges avec Benjamin, qu’il est en est très vite arrivé à se situer « à l’extrême limite entre la religion et le nihilisme », à fréquenter cette frontière dont il dit qu’elle trouve, dans les œuvres de Kafka, une expression sécularisée de la « sensibilité kabbalistique chez un esprit moderne »49. Un autre passage de cette lettre à Schocken montre à quel point les deux amis étaient proches dans leurs rejets et leurs aspirations : « J’étais révolté en constatant que les trois auteurs que je connaissais – Saadia, Maïmonide et Hermann Cohen – s’appliquaient principalement à contredire, à réfuter le mythe et le panthéisme alors qu’il aurait fallu dépasser cette contradiction et les élever à un niveau supérieur. » Comme on le sait, préserver la part mythique dont la confrontation avec le règne croissant de la raison est jugée on ne peut plus féconde, a constitué l’orientation militante de Benjamin lorsqu’il traite du désenchantement50, et lorsqu’il développe sa propre critique de Cohen (au nom d’une expérience religieuse véritable), explicite dans son avant-propos à son ouvrage sur le drame baroque51, comme dans le texte, daté de novembre 1917 par Scholem, « Sur le programme de la philosophie qui vient »52.
Cette expérience, Scholem l’a passionnément recherchée tout en en refusant la version bubérienne, sans doute trop existentialiste à ses yeux 53; car il a sans cesse voulu maintenir une position de résistance à la sécularisation : non seulement en dénonçant « la confusion entre mouvements séculiers et messianisme qui voue ces derniers à l’échec », mais en affirmant plus franchement : « Je ne me suis jamais détaché de Dieu »54. Le point essentiel qui a toujours constitué le lien profond entre Scholem et Benjamin n’est évidemment pas l’engagement sioniste du premier ni le mysticisme confinant au messianisme nihiliste du second55, mais la reconnaissance d’une dimension symbolique propre au langage : « Ce qui rend la kabbale intéressante, c’est son pouvoir de transformer les choses en symboles »56. Cet intérêt puissant s’est déjà exprimé, en 1926, dans la fameuse « lettre » à Rosenzweig où Scholem écrit encore comme sous la dictée de son ami, et semble toujours pris dans l’atmosphère particulière de leurs échanges de 1916-1923 : « Le langage est nom. C’est dans le nom qu’est enfouie la puissance du langage […] les noms hantent nos phrases […] car les noms ont leur vie propre. S’ils ne l’avaient pas, malheur à nos enfants, qui seraient alors livrés sans espoir à un avenir vide […]au cœur de cette langue […] Dieu lui-même, à son tour, ne restera pas silencieux.57 »
C’est dans cette atmosphère intellectuelle et spirituelle que Scholem dit avoir jeté les bases de son étude sur la théorie kabbalistique du langage, puis l’avoir abandonnée pour l’achever et la publier en 197058, c’est-à-dire exactement cinquante ans après, comme il le confie dans ses souvenirs, De Berlin à Jérusalem.
Le présupposé initial quant à la nature du langage est analogue à celui de Benjamin : outre ses fonctions expressives et son rôle d’instrument de la communication, de la signification, le langage n’est pas seulement signe ; il possède une dimension excédentaire, pour une part ésotérique, et qui est sa dimension symbolique. Mais Scholem admet en même temps que « Benjamin fut longtemps un pur mystique du langage »59, caractéristique qui est la tendance générale à considérer le langage comme une sorte de révélation ; toute langue exprimerait donc aussi quelque chose qui est antérieur et d’un autre ordre que ce qu’elle peut ordinairement signifier. Le langage ne s’épuise pas dans l’expression d’un sens communicable et intelligible. Benjamin partage avec Hamann, qu’il cite dans son étude de 1916, cette perspective que le second formule ainsi dans une lettre de fin 1785 à Jacobi : « Langage – père de la raison et de la révélation, leur alpha et leur oméga. » Trois thèses résument ces orientations : 1) création et révélation sont des représentations de Dieu par lui-même, et l’essence de l’univers est langage ; 2) le nom divin est l’origine métaphysique de tout langage, et, partant, le langage est détermination de ce nom dans les textes révélés comme dans toute langue en général ; 3) il existe une relation entre magie et mystique dans la théorie des noms divins, comme dans le pouvoir supposé du verbe divin60 (cette relation peut aller jusqu’à ouvrir la voie à des pratiques théurgiques). Néanmoins, ce n’est pas dans le Pentateuque qu’on pourrait rencontrer une conception peu ou prou magique du nom de Dieu : même Exode 3, 14 ne formule pas exactement le tétragramme, malgré le lien étymologique patent qui y rattache ehyeh61 ; on ne trouve pas non plus mention de formules spécialement prescrites pour accompagner le rituel des prêtres durant les sacrifices ou pour inaugurer des fêtes : les prescriptions sont toujours celles d’actes à accomplir et ne détaillent pas une liturgie verbale. Que le nom divin soit l’objet d’une crainte révérencielle (le nom présent dans l’arche abritée au cœur du Temple est distingué du Dieu absolument transcendant et n’implique aucune présence, aucune parousie permanente) ; en outre le Pentateuque prend soin de rétablir une histoire qui de Genèse 4, 26 où le nom commence d’être invoqué conduit à Exode 20, 7, le troisième commandement interdisant qu’on le prononce. Avant la destruction du deuxième Temple, le nom était prononçable à Yom Kippour.
En rappelant cette histoire, Scholem ne fait qu’accroître la distance prise à l’égard des convictions mystiques ; il va même plus loin en considérant comme un pur utopiste Hermann Cohen lorsque ce dernier évoque le pouvoir expressif inépuisable du nom de Dieu dans le sentiment religieux des Juifs : « Le nom de Dieu n’est plus un vocable magique si tant est qu’il le fût jamais ; c’est néanmoins la formule magique de la confiance messianique […] Un jour, le nom attestera l’unicité divine, il en témoignera dans toues les langues, chez tous les peuples. Un jour, je transformerai le langage de tous les peuples en une langue plus pure pour que tous ensemble proclament le nom de l’Éternel. Voilà le sens originel du nom de Dieu.62 » Avant la création, Dieu et son nom existaient seuls63, et c’est par le verbe que quelque chose se communique, comme en témoignent les « dix paroles », ce qui accrédite non seulement l’idée d’un pouvoir langagier créateur, mais surtout celle d’une innervation langagière de tout ce qui est. Par voie de conséquence, les mystiques ont pu en déduire que tout a été créé par la combinaison64 des lettres d’un langage qui, de fait, est l’hébreu, devenant ex post langue originelle, langage de la révélation langue sacrée65. Plus tardivement, au XIIIe siècle, Abraham Aboulafia, qui reprend un certain héritage de cette tradition qui s’est livrée à des spéculations fondées sur le calcul66, tout en dénonçant les dérives théurgiques auxquelles elles peuvent conduire67, est celui dont la conception de la « science des noms » se rapproche le plus des thèses benjaminiennes. Scholem voit en lui la formulation la plus expressive de la mystique du langage : « La création est un acte d’écriture divin où l’écriture forme la matière de la création, tandis que la révélation et la prophétie sont des actes où le verbe divin se répand 68» dans le langage humain, sur le mode d’un renouvellement continué. Ce qu’Aboulafia entend par « prophétie » est la doctrine de la combinaison intelligente des lettres afin d’entrer en contact avec le langage divin par le biais de ce qui, dans le langage humain, demeure trace de ce langage suprême. L’union des facultés intellectuelle et imaginative avec l’intellect agent définissait la prophétie chez Maïmonide (mais il renvoyait aux temps messianiques la possibilité de la voir réapparaître) ; pour Aboulafia cette union est l’essence linguistique (il joue sur le terme davar et l’adjectif devari, pour identifier ce qui est rationnel et ce qui est linguistique). Aboulafia représente le cœur humain comme un parchemin, comme une tablette, les âmes comme l’encre, dont Dieu userait pour y inscrire ses mots. Tout langage peut être conçu comme le déploiement du nom divin unique ; seules les faiblesses et les aveuglements de notre esprit nous empêchent de prolonger comme il le faudrait, à l’infini, les permutations des lettres qui sont révélatrices de ce déploiement. Le langage humain est une des décompositions possibles de ce nom divin. Les combinaisons des lettres contiennent toutes les vérités possibles et toutes les connaissances. Les noms divins sont l’essence même, tandis que les noms humains viennent s’adjoindre à une essence, et les noms propres s’unissent aux essences qu’ils désignent. Surtout, la caractéristique de la « prophétie » ainsi entendue comme logique supérieure de la combinatoire est qu’elle ignore la grammaire69. C’est dire, du même coup, que la syntaxe est nécessairement d’un ordre inférieur : or c’est la thèse corollaire de toute conception de la traduction qui la réduit à celle des noms. La syntaxe est le biais par lequel un texte est doté d’une temporalité historique interne, pas simplement extérieure comme n’importe quel texte qui est toujours daté, situé, encadré par telle culture ou telle phase d’une culture. La syntaxe est directement l’expression d’un style, c’est-à-dire la résultante d’un travail individuel sur un matériau qui, lui, est nécessairement déjà donné ; elle est tout simplement l’expression d’une innovation d’ordre symbolique en un sens précis : le symbole n’est alors nullement gagé sur une substance ou une essence auxquelles il renvoie, mais le résultat, dans l’ordre esthétique, de la confrontation d’une liberté singulière à une tradition, dans un cadre historique précis. Au contraire, pour Aboulafia, la prière, par exemple, consiste à retrouver les « noms » (qui sont plus que des idées) dans le langage humain ; par analogie, et c’est la conception défendue par Benjamin, la traduction consiste à restituer une puissance verbale aux ordres muets (la nature, les choses) ou à faire communiquer les différents ordres, nature, humanité, divinité : la rédemption finale n’est pas une panglossie répandue dans tous les ordres ou restituée en chacun d’eux, mais la résorption de tous les ordres dans le nom divin70. Ainsi la traduction comprise dans cette perspective de la « prophétie mystique » est-elle une propédeutique de l’avenir réconcilié du langage qui révèlera, aux jours du Messie, tous ses secrets.
La conception mystique du langage d’Aboulafia, dont celle de Benjamin est extrêmement proche dans ses présupposés comme, parfois, dans son expression, peut se résumer en quelques points. Tout d’abord, le nom de Dieu est considéré comme nom suprême à l’origine de toute forme de langage ; ce nom n’a pas de signification, au sens humain du terme ni de sens courant. Il est simplement ce qui rend possible le sens parce qu’il le dépasse toujours et parce qu’il est infiniment antérieur à tout sens possible. Ensuite, le verbe divin nous parle à travers la création et la révélation (sans doute par le biais de l’insufflation initiale et par celui de l’inspiration prophétique, lato sensu), il se reflète dans notre langage et il peut être interprété à l’infini. Ce que nous en percevons est moins une communication, au sens étroit, du divin, qu’un appel. Enfin, ce qui revêt un sens n’est pas ce verbe lui-même, mais sa tradition, sa transmission et sa réflexion dans un temps qui n’est plus le temps historique humain, mais le temps plein susceptible d’interférer constamment avec le temps historique ; ce qui implique le privilège accordé à la création poétique, chargée de »donner un sens plus pur aux mots de la tribu 71», au détriment de la syntaxe qui n’est jamais comprise comme la source effective de l’innovation. Cette tradition peut, dans notre histoire finie, devenir chuchotement presque inaudible, et ce que nous éprouvons comme un désenchantement être tel que nous ne pouvons plus saisir dans le langage le secret qui l’habitait dès l’origine ; néanmoins, une étincelle, si ténue soit-elle, luit encore aux regards de quelques inspirés : « Quelle sera l’éminence du langage dont Dieu se sera retiré, c’est la question que doivent se poser tous ceux qui croient encore percevoir dan,s le monde l’écho diffus du verbe créateur. C’est une question à laquelle les poètes sont aujourd’hui les seuls à pouvoir apporter une réponse.72 »
Mais il est d’emblée patent que, nonobstant tout ce qui l’engagerait vers une adhésion profonde à de telle croyances, Scholem adopte néanmoins la position de l’historien, se place à distance de ce qu’il expose en cherchant à le rendre intelligible, en en reconstruisant le sens sans s’identifier aux conceptions ainsi développées et analysées. Si son intérêt n’est bien entendu pas réductible à une curiosité détachée, il est pourtant loin de soutenir, dans une proximité immédiate, les vues qu’il explique, à la différence de Benjamin qui, lui, était animé d’une certitude dont le degré de conviction se mesure moins à une croyance susceptible de nourrir une règle de vie qu’à la réussite stylistique proprement littéraire qui fut incontestablement la sienne. Scholem, pour sa part, a dès le début voulu affronter lucidement une dualité et la tension qu’elle génère : cette tension avait à ses yeux une signification particulière puisqu’il y voyait une analogie entre sa propre situation historique de Juif allemand nourri de tradition philologique et son engagement dans un projet de reviviscence du judaïsme qui espérait-il passerait au moins par la redécouverte de sources mystiques négligées et presque complètement oubliées. Cette tension se retrouvait inscrite au sein même du projet sioniste dans la mesure où le fait de retrouver en Palestine la liberté d’orienter leur histoire en fonction de décisions propres devait conduire les Juifs à rompre avec toutes les distorsions engendrées par l’exil en retrouvant la maîtrise d’une vie commandée par la logique inhérente à leur tradition recouvrée. Scholem n’était pas non plus sans lucidité à l’égard d’un tel projet, et nombre de ses déclarations révèlent sa conscience historienne d’une fragilité menaçant constamment la réalisation des espoirs nourris73. Plus essentiellement, cette tension, qui fut au fondement même de la manière d’aborder les sources juives censées renouveler l’histoire contemporaine du judaïsme, s’inscrit chez lui dans la droite ligne du dilemme initialement évoqué par l’interprétation du vers de Schiller : « Je crois bien que la philologie profonde peut avoir une fonction authentiquement mystique lorsqu’elle transpose, accompagne et adjure dans son travail la transformation des époques ; et je crois que la transmission digne de ce nom des biens propres aux différentes générations, sur la positivité ou la négativité desquels statuera, en fin de compte, non pas le tribunal de l’histoire mais le verdict du Jugement dernier, recèle un rapport plus profond à la kabbale, qui ne signifie pas sans raison “tradition ”, que celui auquel parvient l’arbitraire de ceux qui titubent. 74»
Marc de Launay
(CNRS – Archives Husserl de Paris)
1 C’est, de manière exemplaire, le cas de certaines sectes gnostiques manichéennes (celle de Carpocrate, par exemple, au IIe siècle de notre ère), du courant sabbatianiste et de son prolongement, au XVIIIe siècle dans les sectes frankistes (cf. G. Scholem, « La Rédemption par le péché », in Le Messianisme juif, Paris, Calmann-Lévy, 1974 (trad. fr. B. Dupuy).
2 Plus proche d’une conception comme celle de Hermann Cohen, Religion de la Raison tirée des sources du judaïsme, Paris, PUF, 1994 (trad. A. Lagny et M. de Launay). Cf., également, P. Bouretz, Témoins du futur, Paris, Gallimard, 2005.
3 F. D. E. Schleiermacher, Herméneutique, Paris, Le Cerf, 1987 (trad. et préf. Ch. Berner).
4 G. de Humboldt, La tâche de l’historien, Lille, PUL, 1985 (trad. A. Disselkamp et A. Laks, introd. J. Quillien).
5 H. Rickert, Le système des valeurs, Paris, Vrin, 2007 (trad. et préf. J Farges).
6 G. Scholem, Aux origines religieuses du judaïsme laïque, Paris, Calmann-Lévy, 2000 (préf. M. Kriegel).
7 Ce texte fut d’abord celui d’une conférence « Eranos » publiée dans Eranos Jahrbuch, n° 39, 1970 (repris et traduit en français par M. Hayoun et G. Vajda in Le Nom et les symboles de Dieu, Paris, Le Cerf, 1988).
8 B. Menke, Sprachfiguren, Munich, 1991, p. 29.
9 W. Menninghaus, Walter Benjamins Theorie der Sprachmagie, Francfort/M., 1980, p. 189.
10 S. Mosès, L’Ange de l’histoire, Paris, Le Seuil, 1992, p. 252 sq.
11 S. Handelmann, Fragments of Redemption, Bloomington, 1991, p. 77.
12 R. Wolin, Walter Benjamin. An Aesthetic of Redemption, New York, 1982, p. 39-41.
13 R. Alter, Necessary Angels. Tradition and Modernity in Kafka, Benjamin, and Scholem, Cambridge (Mass.), 1991, p. 46.
14 M. Idel, « A. Aboulafia, G. Scholem and W. Benjamin, on Language », in Jüdisches Denken in einer Welt ohne Gott, (Berlin, Vorwerk 8, 2000. Cf., également, L’Expérience mystique d’Abraham Aboulafia, Paris, Le Cerf, 1989.
15 Avant 1920, Scholem ne connaissait que les textes d’Aboulafia traduits par A. Jellinek à partir de 1853 ; mais en 1916, il ne pouvait transmettre à Benjamin une vue maîtrisée de L’Épître des sept voies, par exemple (Paris, Éd. de l’ Éclat, 1985, préf. S. Trigano, trad. J.-Ch. Attias).
16 Scholem écrit, dans une conférence de 1964 sur Benjamin, qu’il lui a fait connaître, en 1916, l’existence de l’ouvrage de F. J. Molitor sur la kabbale, Philosophie der Geschichte, oder über die Tradition, Francfort/M., 1827, et que Benjamin acquit ainsi l’un « des premiers ouvrages sur le judaïsme » ; cf. G. Scholem, Fidélité et utopie, Paris, Calmann-Lévy, 1978, p. 131 (trad. M. et J. Bollack).
17 Scholem a débuté ses lectures de textes kabbalistiques en 1915. Le texte de Benjamin, aux dires de Scholem, fut une réponse à une lettre que ce dernier lui avait envoyée à propos des rapports entre mathématiques (Scholem avait étudié cette discipline avant de se vouer à l’histoire) et langage. Dans son ouvrage biographique, De Berlin à Jérusalem, Scholem mentionne, en la datant de fin novembre 1920, une conversation entre Benjamin et lui : Scholem faisait part à son ami d’un changement dans l’orientation de ses recherches ; il allait abandonner la problématique du langage kabbalistique, rebuté par la difficulté des textes auxquels il était confrontés, spécialement ceux d’Aboulafia.
18 M. Idel, « A. Aboulafia, G. Scholem and W. Benjamin, on Language », loc. cit. Cf., également, « À la recherche de la langue originelle », in Revue d’histoire des religions, vol. 213, n° 4, 1996, p. 423-432.
19 W. Benjamin, Œuvres, I, Paris, Gallimard, 2000 (trad. fr. P. Rusch et R. Rochlitz), p. 150.
20 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985 (trad. I. Wohlfahrt), p. 37.
21 M. Idel a fort bien souligné que « le passage d’une vision cosmogonique à une vision épistémologique du langage représente le point de divergence le plus fondamental des Modernes par rapport aux conceptions qui prévalaient dans le judaïsme médiéval sur l’appréciation du langage » (cf. « Langue et kabbale. Le langage mystique : de la cosmogonie à l’épistémologie », in Revue de l’histoire des religions, n° 4, 1996). Ce n’est plus le monde en lui-même qui est structuré par le langage, mais la perception que nous en avons. Indépendamment de sa connaissance des sources spécifiquement juives, Benjamin a donc pu très logiquement reconstruire une conception du langage partagée par la plupart des mystiques médiévales.
22 W. Benjamin, Œuvres, I,.op. cit., p. 146.
23 Ibid., p. 147.
24 Ibid., p. 148.
25 Ibidem.
26 Genèse 3, 20.
27 C’est à Adam que le texte attribue la tâche de justifier le nom d’Ève en réaction, à la malédiction divine qui vient de lui rappeler sa condition mortelle en jouant sur le signifiant de son nom : « poussière (adama) tu es, tu retourneras à la poussière ». Adam oppose à la mortalité humaine, l’histoire de l’humanité rendue possible par Ève.
28 Nommer les animaux n’a pas pour cause première ni pour cause finale l’exercice d’un pouvoir de nomination : la finalité de cet exercice de langage est de montrer à quelle condition il peut être mis fin à la solitude : le texte biblique semble revenir sur ce qui a déjà été « créé », l’homme et la femme (Genèse, 1, 27) ; en fait, Genèse 2 montre, en détail, cette fois, les conditions de possibilité d’une relation autre que simplement sexuée, et la médiation essentielle se révèle être le langage, qui d’ailleurs prime sur la relation sexuelle, commune à tous les animaux. L’injonction faite à l’homme de « quitter son père et sa mère » pour s’unir à sa femme introduit une rupture dans la répétition purement instinctive de la fécondation. De tous les animaux qui partagent avec le genre humain le fait d’avoir « un souffle de vie », l’homme se distingue en faisant un usage différent de son « souffle ».
29 Genèse 6, 2.
30 Contrairement à la représentation ordinaire et habituelle, la différence des langues n’est pas le résultat d’un châtiment divin frappant Babel (cf. Genèse 10, 32), mais un état de fait qui doit être reconnu comme tout aussi nécessaire que le partage de la terre. Le verdict frappant Babel contraint ceux qui ont voulu se soustraire à la dispersion et à la différence de s’y conformer.
31 Genèse 2, 19.
32 Cf. « Crise de vers », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1945, p. 363.
33 W. Benjamin, Œuvres, I,.op. cit., p. 154.
34 Il devient alors impossible, du point de vue de l’exégèse du texte biblique, de comprendre autrement le péché qu’en supposant une éclipse de cette connaissance parfaite, et la fonction d’Ève est bien conforme à toute une tradition chrétienne de lecture puisqu’elle est censée troubler le jugement d’Adam et l’induire en tentation grâce, sans doute, à ses seuls charmes puisqu’elle n’argumente qu’avec le Serpent…
35 W. Benjamin, Œuvres, I,.op. cit., p. 161.
36 Ibid., p. 157.
37 Ibid.
38 Ibid.
39 On trouve une résonance directe de cette conception dans la première des « Dix propositions non historiques sur la kabbale » de G. Scholem : « La tradition authentique reste cachée ; seule la tradition déclinante déchoit jusqu’à être un objet, et c’est dans cette déchéance seulement qu’elle devient visible dans toute sa grandeur. » Publiée en 1958, ces « Dix propositions… » ont cependant été rédigées en 1921, comme l’atteste le manuscrit 4° 1599/282 du fonds Scholem de la bibliothèque de Jérusalem. La 9ème proposition est un écho direct des conceptions benjaminiennes : « Les totalités ne peuvent être transmises que de manière occulte. Le nom de Dieu peut être évoqué, mais non prononcé. Car seul ce qui en lui est fragmentaire permet au langage d’être parlé. Le “vrai” langage ne saurait être parlé, pas plus que l’absolument concret ne saurait être réalisé. » (cf. G. Scholem, Aux origines religieuses du judaïsme laïque, Paris, Calmann-Lévy, 2000 (trad. M. de Launay), p. 255).
40 S. Mallarmé, « Sonnet allégorique de lui-même », in Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, 1998 (éd. B. Marchal), p. 37.
41 W. Benjamin, Œuvres, I, op. cit., p. 165.
42 W. Benjamin, « Fragment théologico-politique », in Œuvres, I, op. cit., p. 264. Une lettre de Scholem à Maurice de Gandillac (11 novembre 1970), date en toute certitude ce texte de 1920-1921, c’est-à-dire, précisément, de l’époque où les deux amis étaient en pleine discussion sur ces questions.
43 W. Benjamin, Œuvres, I, op. cit., p. 157 sq.
44 W. Benjamin, « La tâche du traducteur », in Œuvres, I, op. cit., p. 251.
45 G. Scholem, Tagebücher 1917-1923, Francfort/M., Insel, p. 345 sq.
46 C’est Scholem qui se chargera d’écrire et de prononcer le discours tenu à l’occasion de la publication de cette traduction débutée en 1925 et achevée en 1961 (trad. fr. par B. Dupuy, in G. Scholem, Le messianisme juif, Paris, Calmann-Lévy, 1974 ; il s’adresse, gardant le souvenir de ce qu’il avait écrit quarante-deux ou quarante-trois ans auparavant dans son Journal, en ces termes à Buber : « Quel Gastgeschenk [xenion] les Juifs pouvaient-ils offrir à l’Allemagne qui pourrait avoir davantage de signification historique qu’une traduction de la Bible ? […] Si l’on envisage les choses avec le regard de l’historien, cette traduction ne peut plus être le Gastgeschenk des Juifs d’Allemagne. Elle sera au contraire […] la pierre tombale d’une relation qui a été anéantie dans une catastrophe effroyable. » On notera que le « regard de l’historien » a désormais pris le pas sur toute autre considération d’ordre mystique.
47 G. Scholem, Briefe I : 1914-1947, Munich, 1994, p. 471 sq.
48 Cf. la première des « Dix propositions non historiques… », loc. cit., p. 249 : « La philologie d’une discipline mystique comme la kabbale a quelque chose d’ironique en soi. Elle s’intéresse à un voile de brume qui […] nimbe le corps de la chose même […], brouillard qui, en fait sourd de son objet. Reste-t-il dans ce brouillard et discernable pour le philologue, quelque chose de la loi de la chose même, ou bien n’est-ce pas précisément l’essentiel qui s’estompe dans cette projection historienne ? L’incertitude de la réponse à cette question ressortit à la nature de la problématique philologique elle-même ; ainsi, l’espoir dont vit ce travail conserve-t-il quelque chose d’ironique dont on ne saurait l’en détacher. »
49 Cf. la dernière des « Dix propositions… » où Scholem cite un passage des « Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin » (publié in Préparatifs de noces à la campagne, Paris, Gallimard, 1994 (coll. « L’imaginaire »), p. 51, aphorisme 30).
50 Notamment dans son essai sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ».
51 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985 (trad. I. Wohlfarth), p. 44
52 W. Benjamin, Œuvres, I, p. 188 sq. Les critiques adressées par Scholem et Benjamin à Cohen, lorsqu’il s’agit de revivifier et de révolutionner la notion d’expérience dans une perspective explicitement religieuse, vont de pair avec un profond respect (voire une sorte de vénération juvénile chez Scholem), comme en témoignent les nombreuses références louangeuses de Benjamin à l’Esthétique du sentiment pur (1912) de Cohen dans son étude sur les Affinités électives de Goethe.
53 Cf., notamment, G. Scholem, « 95 Thèses sur le judaïsme et le sionisme », envoyées à Walter Benjamin le 15 juillet 1918 à l’occasion de son 26ème anniversaire : thèses 63 et 75 (in G. Scholem, Sur Jonas, la lamentation et le judaïsme, Paris, Bayard, 2007).
54 Entretien avec Muki Tsur, in Fidélité et utopie, op. cit., p. 55. Il admet un peu plus loin que toutes les décisions majeures de sa vie ont eu une dimension religieuse. Mais Scholem insiste avec la dernière énergie sur le fait qu’il a toujours refusé de voir dans le sionisme un mouvement messianique (ibid., p. 67).
55 Bien que Scholem se soit toujours très nettement élevé contre les tentatives de Benjamin pour voisiner avec le marxisme (sans doute sous la pression d’Adorno et de Horkheimer), il lui est arrivé de reprendre presque littéralement, et sans citer ses sources, les conceptions développées par Benjamin dans ses thèses « Sur le concept d’histoire », qui ont été conçues bien avant leur publication et leur rédaction ultime en 1940 : la conférence de 1946, « Mémoire et utopie dans l’histoire juive », reprend notamment les « Thèses » III et VII de son ami. Il est vrai que sous la plus de Benjamin l’expression « matérialisme historique » n’a que de lointains rapports avec l’orthodoxie marxienne.
56 Ibid., p. 72.
57 G. Scholem, « À propos de notre langue. Une confession » (1926), in Le prix d’Israël, Paris-Tel-Aviv, Éd. de L’éclat, 2003, p. 94.
58 G. Scholem, « Le nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage », in Eranos Jahrbuch, n° 39, 1970, repris in Le Nom et les symboles de Dieu, Paris, Le Cerf, 1988 (trad. M. Hayoun et G. Vajda).
59 Ibid., p. 56.
60 Cf. Psaume 33, 6. D’où l’on peut tirer l’idée centrale que le nom divin est agens, ce qui implique une coïncidence entre le nom et le verbe divins.
61 Cf.. M. Buber, Une nouvelle traduction de la Bible, Paris, Bayard, 2004. Dans sa lettre du 1er juillet 1932, Martin Buber (Briefwechsel aus sieben Jahrzehnten, vol. II (1918-1938), Heidelberg, Lambert-Schneider, 1973, p. 442) écrit à Scholem : «Vous avez raison : le ehjeh [Ex. 3, 14] doit être plus profondément analysé. Je ne voulais pas alourdir davantage le contexte ; quant à l’essentiel, j’ai cru pouvoir me contenter de renvoyer à Rosenzweig [«L’Éternel» («Der Ewige», in Zweistromland, p. 806 : B. Jacob est vanté pour l’objectivité et l’ampleur de vue dont il a fait preuve dans son article «Mose am Dornbusch», in Monatsschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums, 1922)] qui est à l’origine de la chose et de l’interprétation à mon sens plus décisive (asher = en tant que celui qui ; Benno Jacob avait découvert le trésor sans l’exhumer).»
62 H. Cohen, « Les courants religieux actuels », in Jüdische Schriften, I, Berlin, Schwetschke, 1924, p. 63.
63 Pirké de Rabbi Eliézer, chap. 3.
64 Talmud de Bab., Berakhot 55a : « Bézalel (qui construit le Tabernacle) savait combiner les lettres qui servaient à créer les cieux et la terre » ; le Tabernacle équivaut alors à la Tente et au cosmos tout entier.
65 La conception développée dans le Sefer Yetzira (IIe-IIIe sicèle) où l’alphabet est à la fois origine de l’être créé et du langage, de sorte que l’essence linguistique du tout permet de concevoir l’interpénétration du microcosme et du macrocosme, tandis que le langage quel qu’il soit dérive du nom et s’y résume tout à la fois
66 C’est ainsi qu’on peut montrer que la valeur numérique du tétragramme est égale à 22, soit le nombre des lettres de l’alphabet hébreu ; on en déduit alors que le nom divin est bien la source du langage sacré. Ce genre de technique n’est pas d’origine juive, mais tout autant grecque que babylonienne et assyrienne.
67 A. Aboulafia, L’Épître des sept voies, Paris, L’Éclat, 1985, p. 92 : « Leur erreur [à ceux qui s’affublent du titre de ”Maître du Nom”, Baal Shem] consiste en ce qu’ils croient pouvoir accomplir des miracles par la forces des noms et le moyen d’incantations, et, ce, en les prononçant simplement par la bouche, sans même en avoir saisi la signification ».
68 G. Scholem, Le Nom et les symboles de Dieu, op. cit., p. 91.
69 A. Aboulafia, L’Épître des sept voies, op. cit., p. 84. La logique des philosophes est impuissante face à la prophétie mystique, dont elle est servante (p. 90) : élucider un paradoxe consiste à découvrir la bonne combinaison qui le résoud.
70 G. Scholem, Le Nom et les symboles de Dieu, op. cit., p. 95 sq. La « prophétie » mystique implique toutes les langues étrangères réductibles à l’hébreu par une série de dérivations et de permutations correctes, parcourant à l’inverse les corruptions successives dont elles sont issues, puisqu’elles sont nées du langage originel ; le nom divin restant la condensation du mouvement et de la mutation des lettres.
71 Mallarmé, « Tombeau d’Edgard Poe », in Œuvres complètes, op. cit., p. 38.
72 G. Scholem, Le Nom et les symboles de Dieu, op. cit., p. 99.
73 Cf., par exemple, son entretien avec Meïr Lamed, le 15/XII/1964 (à paraître dans le Cahier de L’Herne « Gershom Scholem », Paris, 2009) : « Si au moment de mon émigration en Terre d’Israël, vous m’aviez demandé si j’avais pour le sionisme un intérêt politique, je vous aurais certainement répondu : non. Et si vous m’aviez demandé : Pourquoi êtes-vous parti pour la Palestine ? Je ne vous aurais certes donné qu’une réponse. Je l’ai souvent donnée, et donc je peux vous la répéter. Je suis parti pour la Terre d’Israël parce que je pensais qu’il n’y a d’espoir qu’ici. Je ne pensais pas que le succès de l’entreprise sioniste en Palestine était garanti. J’ignorais si le sionisme allait revêtir une forme politique ou non, vous comprenez ? J’ai rédigé là-dessus quelques notes, que je n’ai pas publiées. Dans ces textes, j’ai écrit que ce qui m’a poussé à émigrer ici n’était pas l’assurance que le projet sioniste réussirait. Je n’en étais pas du tout certain. J’ai toujours été très pessimiste à ce sujet, très pessimiste. J’étais pessimiste à l’égard de l’ensemble des choses juives. Mais je voulais que le projet réussisse, c’est-à-dire que je le voulais et que je pensais que mon devoir était d’habiter la Terre d’Israël. Il fallait en tout cas essayer. Pas d’autre voie. Si vous me posiez la question : Est-ce que vous vous intéressez à la construction d’une société nouvelle, est-ce que vous l’espérez ? Est-ce que ce qui compte avant tout pour vous, c’est la formation d’un organisme social vivant, ou est-ce le cadre politique qui compte ?, je vous aurais sans aucun doute répondu dans ma jeunesse et je vous réponds aujourd’hui que le premier point est plus important ».
74 G. Scholem, « Poésie de la kabbale ? » (1921), à paraître dans le Cahier de L’Herne « Gerschom Scholem », Paris, 2009.
Walter Benjamin, le critique européen aura lieu les 4, 5 et 6 février 2009
au Goethe-Institut de Paris
avec le soutien de l’Ecole de hautes études en sciences sociales (EHESS)
et du Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA )

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